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Les bouts de bois de Dieu

dimanche 1er mars 2009, par André Petithan

Malem-Hodar est traversé par une ligne de chemin de fer, le plus souvent à une voie. Il y passe, lentement, un train par jour et, une fois par semaine, il s’agit d’un train de voyageurs. Lorsque l’on traverse à pied cette voie, en se tournant vers l’ouest, on imagine Thiès et Dakar. Vers l’est, beaucoup plus loin, c’est Bamako au Mali.

Cette ligne de près de 1300 kilomètres, commencée en 1881 et terminée plus de 40 ans plus tard, est le témoin de la puissance colonisatrice française qui, grâce à ce moyen moderne de communication, va conforter sa présence, assurer tant le transport des richesses que des soldats chargés de surveiller le territoire.

Pendant tout le 20ème siècle, la ligne a aussi été le moyen le plus simple pour la population rurale de se déplacer. D’innombrables petites gares jalonnent la ligne.

Gérée par la France jusqu’à la décolonisation en 1960, la ligne employait une main-d’œuvre essentiellement locale dirigée par des patrons et des contremaîtres blancs, épaulés en cas de besoin par l’armée coloniale.

Après 1960, l’état sénégalais en a repris la gestion.

Une logique économique, la même qu’en Europe, a entraîné, en 2003, la privatisation de la ligne au profit d’une société franco-canadienne. Rentabilité oblige, le transport de personnes de villages en villages a été supprimé, rendant inutiles les gares et plus difficiles les déplacements des populations.

Le roman « Les Bouts de bois de Dieu » (ainsi appelle-t-on au Sénégal les êtres humains, pour éviter de les nommer) de Ousmane Sembene raconte un fait historique lié à cette ligne.

Il s’agit d’une grève des cheminots menée d’octobre 1947 à mars 1948. L’objectif des ces hommes était clair : obtenir, en tant que cheminot sénégalais, les mêmes droits que leurs collègues français : allocations familiales, ancienneté, primes,...

Bien entendu, dans l’esprit colonial qui prévalait, ces demandes étaient inacceptables : comment concevoir que ces êtres, réellement considérés comme inférieurs du fait de leur couleur mais aussi de leur culture, puissent accéder à un statut équivalent à celui de leurs camarades français ?

On présente souvent cette grève comme l’affirmation de la conscience syndicale en Afrique de l’Ouest.

La grève sera longue, dure, cruelle mais aussi unificatrice. On dénombrera de nombreuses victimes : ouvriers, femmes et même enfants, tombées sous les coups des soldats mais aussi de la faim et de la soif.

Ousmane Sembene raconte cette lutte qui aura réellement comme cadre la ligne de chemin de fer dans toute sa longueur puisque le combat syndical mené notamment par Ibrahima Bakayoko s’étendra de Bamako à Dakar en passant par Thiès. La narration va d’ailleurs naviguer entre ces trois points.

Sembene Ousmane est connu pour son militantisme. Plusieurs passages du livre montrent le travail syndical de manière précise, avec les questions qu’il pose et les réflexions qu’il nécessite.

Mais au-delà de cet aspect, le livre raconte les conditions dans lesquelles les familles de cheminots grévistes vont vivre durant ces 6 mois : eau coupée, vivres de base rendues inaccessibles, tentatives de corruption, coups des forces de l’ordre,...

Les autorités locales, politiques comme religieuses, soumises à la puissance coloniale, joueront un rôle particulièrement détestable mais ne parviendront pas à venir à bout de la volonté des cheminots.

La solidarité de ces cheminots mais aussi et surtout de leurs épouses est remarquablement décrite. Sembene a aussi compris que la véritable victoire, ce sont les femmes qui l’ont conquise : d’abord en soutenant leur mari, en les encourageant à ne pas faiblir, voire en les menaçant s’ils faiblissaient ; mais aussi en organisant une marche qui les verra rallier Thiès à Dakar pour prendre part à la victoire.

Récemment, le roman de Sembene a connu une adaptation théâtrale grâce au talent de Hugues Serge Limbvani (Congo Brazzaville). Nous avons eu le plaisir de découvrir cette adaptation à Paris, dans les locaux de la Compagnie Jolie-Môme.