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“Voici comment on m’a pris ma terre”

vendredi 29 juin 2012

Cet article est repris de La Libre, 25 juin 2012

Marie-France Cros. Envoyée spéciale au Sénégal

A Dakar, on estime que 60 % des surfaces accaparées au Sénégal (environ 400 000 ha) sont le fait de nationaux.

Le vieil homme s’est levé. De ses deux mains calleuses, il a rajusté sur son crâne l’écharpe noire et rouge qui lui sert de couvre-chef et lissé son mince caftan jaune. Puis, il a tourné vers nous son visage parcheminé : “Voici comment on m’a pris ma terre.”

Nous sommes à Notto-Tassette, dans le bassin arachidier à l’ouest du Sénégal. Par la porte ouverte du modeste bureau de l’Association rurale des agriculteurs de Notto (ARAN), un soleil tueur éclaire le vieux paysan, qui raconte en wolof. A sa mort, son père a légué quatre champs à ses quatre fils, dont l’un s’est installé en ville ; ce dernier a illégalement vendu trois des champs, avec la complicité des autorités locales – et le vieil homme de frotter deux doigts contre son pouce pour signifier qu’elles avaient touché de l’argent pour cela. L’assistance rit, tant c’est évident : le cas est loin d’être unique. Les trois frères lésés ne parlent plus au tricheur, mais sont impuissants puisque les autorités ont donné leur accord.

Comme dans la plus grande partie de l’Afrique, la terre, au Sénégal, n’appartient pas aux individus mais aux communautés villageoises. Ces dispositions découragent un agriculteur d’investir dans sa terre puisqu’un autre que lui pourrait en retirer les fruits. La loi sénégalaise, qui veut encourager l’investissement tout en évitant les accaparements de terres, prévoit qu’un paysan peut se voir reconnaître un titre sur ses champs s’il les cultive depuis quelques années. Ce ne peut toutefois être reconnu qu’à un habitant de la région concernée, pas à une personne extérieure – encore moins à une entreprise étrangère. Néanmoins, la corruption des conseillers ruraux chargés de reconnaître ce titre après délibération détourne la loi de son but. Selon le Conseil national de concertation et coopération des ruraux (CNCR, qui regroupe 28 fédérations de producteurs), à Dakar, on estime que 60 % des surfaces accaparées au Sénégal (environ 400 000 ha) sont le fait de nationaux.

Dans le bureau de l’association paysanne, un trentenaire en pantalon et camisole rayés blanc et bleu se lève pour parler de son cas. Lui, il n’a pas vendu, mais l’Etat lui a pris ses terres, accuse-t-il. Sous le président Wade, qui a annoncé en 2008 qu’il voulait encourager les cultures vivrières par la Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance (GOANA) et demandé aux communautés rurales de remettre chacune 1 000 ha à la disposition de ce programme, le Premier ministre de l’époque, Cheikh Hadjibou Soumaré, est venu à Tassette pour solliciter 150 ha. Le chef de gouvernement voulait les cultiver, disait-il ; dans ce but, il amènerait l’électricité et de l’eau par forage – dans cette région aride – au bénéfice de tous, ainsi que des routes et des emplois à sa ferme. “On était content. La population a délimité 150 ha pour lui et la délibération les lui a octroyés. C’était en 2008. Jusqu’aujourd’hui, on n’a vu ni électricité, ni eau, ni route. Il n’a cultivé que 6 ha et juste amené un moulin – mais il a clôturé ses 150 ha.” Les paysans, dégoûtés, ont entrepris des démarches auprès du conseil rural ; aucune réponse ne leur a encore été fournie. Quatre autres ministres de Wade se sont fait attribuer ainsi des terres – 130 ha – dans la région, grâce à la GOANA.

Un quadragénaire intervient – en français. Il est paysan et conseiller rural. “Reconnaissons que c’est aussi notre responsabilité  : nous sommes assez naïfs pour donner ce que nous possédons contre de simples promesses  ! Moi aussi j’ai été victime, comme toute ma famille ; mais maintenant j’ai compris.” Alors qu’il travaillait à Dakar, son père, trop âgé pour cultiver toutes ses terres, a cédé l’usufruit d’une partie d’entre elles à un ami : si une terre n’est pas exploitée pendant deux ans, les autorités locales peuvent en effet l’attribuer à un autre paysan. Mais lorsque les enfants sont revenus à Tassette pour travailler les terres familiales, l’ami du père a dit : “ C’est moi qui les ai mises en valeur, donc elles sont à moi .” Lors de la délibération du conseil rural, ce dernier a donné raison à l’accapareur et la famille s’est trouvée dépouillée.

Un autre paysan se lève pour dénoncer l’achat, antérieur à la GOANA, par un marabout (autorité religieuse musulmane) étranger à Tassette de plus de 1 000 ha, alors que la loi interdit de posséder des terres dans une localité où on ne réside pas. “Il est passé par un intermédiaire local, explique une femme aux boucles d’oreilles dorées ; celui-ci garde la vente secrète et la fait passer pour un don en échange d’emplois sur la terre pour lui et ses enfants .” Le marabout a cédé des terres à une entreprise espagnole, Toubafruit, et d’autres à des Sénégalais de la ville de Thiès, à une heure de route – pour lesquels une partie des paysans dépossédés travaillent comme ouvriers agricoles. “Si ça continue, apostrophe un vieux, nous ne serons bientôt plus des paysans, parce que nous n’aurons plus de terres !”

Selon la femme, “80 % des membres du conseil rural local sont membres de l’ARAN”. Pourquoi participent-ils à la fraude, alors ? “Ils pensent à leur famille avant de penser à l’association. Ils le font parce que d’autres le font et ils ne voudraient pas être les seuls à ne pas en profiter. Il faut que l’ARAN travaille plus à sensibiliser les exploitants familiaux à ces questions, pour qu’ils se rendent compte qu’ils courent à leur perte.”