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La réalité de la migration : témoignage.

dimanche 15 février 2009

Ce témoignage réel a été livré en 2005 par Pierre Bamony, Docteur en anthropologie Sociales et d’Ethnologie (Université Blaise Pascal- Clermont II) sur le site Homme et Faits ( Cité avec l’autorisation de l’auteur)

« Je m’appelle Ousmane Ganamé, né en 1975, de nationalité burkinabé.

C’est le 13 décembre 2000 que j’ai tenté d’aller en Europe, précisément en Espagne. Les raisons qui m’ont amené à entreprendre ce voyage, à savoir quitter mon pays (le Burkina Faso) pour l’Europe, sont nombreuses.

Je vais essayer de vous les exposer brièvement. J’ai perdu mes parents quand j’avais six ans et je fus emmené chez mon petit oncle paternel. Ce dernier s’occupa de moi durant toute mon enfance et mon adolescence. Ma vie y était soumise à dures épreuves : je devais travailler durement pour lui nuit et jour sans me reposer. Je faisais même les travaux qui incombaient aux femme dans le partage des tâches dans nos sociétés. Mais, j’endurais sans rien dire et je supportais tout. Tel est le sort dévolu aux orphelins ici.

Même quand j’ai eu l’âge de raison, je continuais à souffrir toujours ; et mes conditions de vie s‘empiraient de jour en jour au point de douter que j’appartenais au même sang que mon oncle qui m’avait accueilli. Il maria ses propres fils du même âge que moi et négligea de me trouver une épouse comme le voulaient nos coutumes. Malgré tout, je me soumettais toujours aux ordres de sa famille. Je ne cessais de travailler et je ne pouvais m’attendre à aucune récompense de sa part. Je ne pouvais satisfaire à tous mes besoins et quand mes amis venaient à mon aide, je ne pouvais rien leur apporter en retour.

Ainsi, un jour, un de mes amis me posa la question suivante : « aimerais-tu aller à l’aventure ? » J’ai aussitôt acquiescé et je lui même fait remarqué que si cela était possible, je n’hésiterais pas à m’engager. Cet ami possédait l’adresse d’un correspondant, un de ses amis, qui vivait en Espagne. Or, beaucoup de gens nous ont fortement influencé par tout ce qu’ils ont entendu à propos de la vie en Europe. Pour tous, l’on vit bien dans les pays européens, beaucoup mieux, dans les cas, qu’en Afrique. Pour certains, il est aisé de devenir riche là-bas. Mieux, si l’on a la chance de travailler, il est possible de conduire parallèlement plusieurs activités salariales à la fois. Ceci permet de s’enrichir et de revenir très vite chez soi. Pour d’autres, qui ne connaissaient non plus bien ces pays, même si l’on revient avec une petite somme de francs français, la conversion en francs CFA est toujours un gain considérable. Il a suffi de quelques exemples pour me rendre compte de la valeur des sommes qu’on peut y acquérir. Ceci renforça mon désir de quitter le Burkina Faso pour aller travailler en Europe et peut-être pour m’y installer si la vie me souriait.

Sans attendre outre mesure, nous entreprîmes de nous organiser pour ce long voyage, à la recherche de conditions de vie meilleures. Ainsi, nous aurions même le plaisir de connaître beaucoup de pays africains et de découvrir un autre continent, à savoir l’Europe. Mais le voyage ne paraissait pas aussi facile que je le pensais. Je savais pertinemment que sans un passeport, ni visa il était très difficile pour les Africains d’entrer en Europe. Mais, j’étais déjà obsédé par le désir de l’aventure, de partir d’ici. Je ne disposais alors que de 75 000 F CFA(114,34 euros).

Depuis le Burkina Faso, j’empruntais, avec mes trois compagnons de fortune, les camions comme moyens de transport. Le Mali fut le premier pays que nous avions traversé, jusqu’à Kayes, dernière ville malienne avant le Sénégal. Nous y avions fait une halte d’une semaine avant de poursuivre notre route à pied parce que nous ne disposions déjà plus assez d’argent. Au cours de notre chemin, nous cherchions quelque travail à faire pour avoir un peu plus d’argent et poursuivre notre trajet à bord des camions. Malgré tout, nous pûmes atteindre le Sénégal sans trop de difficultés. Et sans problèmes, nous traversâmes tout le pays en direction de la Mauritanie.

Mais, en ce pays, ce fut une totale catastrophe. Nous y avions connu des difficultés énormes, l’amertume, des douleurs infinies. Nous voulions traverser le pays jusqu’à Nouakchott. Nous étions alors condamnés à rester dans une petite ville, en plein désert, en attendant d’avoir suffisamment de renseignements quant à la poursuite de notre route. Pendant ce temps, nous avions fini de dépenser le peu d’argent qui nous restait. Les gens du pays voyaient bien que bien que nous étions des étrangers et nous étions objets de tous les mépris. En effet, nous n’avions pas le même port de vêtements. En Mauritanie, tout le monde s’habille de façon semblable : un grand boubou (drâa) qui les couvrait de la tête aux pieds. Les hommes enroulent un turban (aouli ou litham) autour de la tête pour ne laisser apparaître que les yeux. Ils ont aussi coutume d’avoir un exemplaire du coran à la main et le « tassabi » qui représente une sorte de croix. Partout où nous passions, on nous repérait facilement en nous indexant. Si nous demandions à boire, on nous le refusait. Quand nous achetions quelque chose, ils refusaient de nous servir à manger. Pour eux, nous étions différents des habitants du pays, Noirs ou Arabo-berbères. Ils nous intimaient souvent l’ordre d’ôter nos habits avant de manger. Puisque nous ne sommes pas des croyants musulmans comme eux, nous n’avions pas le droit de manger dans le même plat qu’eux. Parfois, il nous arrivait de passer deux ou trois nuits sans manger.

Pour survivre, chaque jour, nous nous repartissions les villages autour de la petite ville où nous avions échoué à la recherche de quelque travail. Nous ne nous retrouvions que le soir. Il nous arrivait souvent de travailler mais sans être payé. Mais nous ne pouvions pas porter plainte contre ces employeurs parce qu’ils nous disaient que personne ne nous avait appelés chez eux. Et quand nous étions payés, ils s’empressaient d’encaisser les frais de voyage en camion. Cependant, comme nous étions fermement décidés d’aller jusqu’au bout de notre projet, il nous fallait subir la haine de ces gens et la misère au quotidien. Nous dûmes rester deux mois en Mauritanie avant de poursuivre notre route. Pendant notre long trajet, nous étions parfois contraints de marcher pour économiser notre petite somme d’argent afin d’aller jusqu’à destination. Nous fûmes même arrêtés par des autorités militaires qui nous soupçonnaient d’espionnage : nous serions des soldats de pays voisins réfugiés chez eux afin de commettre des attentats. Mais ils finirent par comprendre que nous n’étions réellement rien d’autres que des aventuriers et nous libérer. Nous finîmes tous les quatre compagnons que nous étions par arriver à Nouakchott, dernière ville avant de rentrer au Maroc.

Avant de pénétrer sur le territoire marocain, nous avions traversé les frontières sans trop de problèmes car les polices des frontières qui nous demandaient de présenter nos passeports, que nous n’avions, n’insistaient pas outre mesure. Mais, au-delà des frontières, c’était autre chose.

Car, au Maroc, notre situation s’aggrava. En effet, quand il s’est agi d’aller jusqu’à la frontière du Maroc avec l’Espagne, il nous fallu beaucoup discuter, négocier avec certains policiers. Nous avions tout tenté, tout fait pour passer, mais nos efforts furent vains. En fait, des hommes exigeaient que chacun de nous paie une somme de 300 000 F CFA (457.35 Euros) afin de nous prendre en charge jusqu’en Espagne. Leur solution d’accès à l’Europe était la suivante : ils devaient nous enfermer dans des conteneurs de marchandises jusqu’en Espagne. Comme nous ne disposions pas d’une telle somme, nous n’avions plus aucun espoir d’aller jusqu’au bout de notre aventure. Après maintes réflexions, nous décidâmes de faire demi-tour. Toutefois, nous n’avions plus d’argent pour assurer les frais du voyage de notre retour au Burkina Faso.

Alors, il ne nous restait plus d’autre solution que de travailler coûte que coûte. Nous nous mîmes à la tâche et à travailler très dur comme des ânes. Nous nous contraignîmes à toutes sortes de travaux pourvu que ce fut rémunéré. Ainsi, on creusait des caniveaux, on balayait les cours des gens aisés, on lavait les vêtements des familles et des célibataires, on faisait la plonge dans des restaurants. Parfois, on gardait les marchandises des commerçants du matin jusqu’au soir pour une somme dérisoire de 1 000 F CFA (1.52 Euro). Certains d’entre nos employeurs occasionnels nous donnaient à manger en guise de salaire. En réalité, nous faisions l’expérience de choses incroyables dans des conditions normales au point de nous demander souvent qui nous avait poussé à entreprendre cette mésaventure. Car nous avions vécu toutes sortes de misères là aussi. Par exemple, on nous délogeait de notre mansarde parce que nous étions incapables de nous acquitter du prix de notre loyer. Il fallait nous alors soit dormir dans les rues, soit faire les cents pas toute la nuit.

Toutefois, nous supportions tout cela afin de rechercher l’argent nécessaire aux frais de notre voyage de retour au pays. Car nous avions fini par conclure qu’il valait mieux vivre en espérant que de mourir en voulant à tout prix réaliser ce qui était impossible. Voilà pourquoi, nous avions décidé de retourner chez nous. D’après un proverbe de chez nous, « rien n’est jamais trop tard ni vain si la vie se prolonge ». Nous ne cessions de ressasser ce proverbe pour nous remonter le moral. Nous pensions qu’un jour notre patience nous conduirait à la réussite. Eu égard à toutes les épreuves très difficiles que nous traversions alors, sans aucun résultat probant qui change en rien le cours de notre avenir immédiat, pourquoi chercher à réaliser des ambitions utopiques ? Notre objectif était d’aller en Europe pour acquérir de la fortune afin de revenir chez nous pour mieux vivre. Mais fallait-il s’entêter à partir au point de perdre sa vie dans cette aventure ? Il valait mieux revenir chez soi.

Si moi Ousmane Ganamé, j’ai abandonné mon projet de poursuivre ma route jusqu’en Europe, c’est parce que je veux toujours espérer tant que je serai en vie. Je sais qu’un jour ou l’autre, la chance ms sourira peut-être et je pourrais recommencer cette aventure ou un autre voyage. C’est aussi parce que je suis illettré ; ce qui m’avait d’ailleurs posé de sérieux problèmes aux frontières des différents pays traversés. Ainsi, je n’avais pas assez d’arguments solides pour me défendre face aux questions des polices des frontières. L’on me posait des questions que je ne comprenais pas. Alors, comment faire pour exprimer mes sentiments ? Donc, retourner chez moi afin d’éviter de perdre ma vie était le parti le meilleur que je pouvais prendre.

Aujourd’hui, revenu sain et sauf au Burkina Faso, après mûres réflexions et au vu des souffrances atroces subies, tout compte fait, je ne pense plus recommencer une telle aventure. Je ne voudrais plus retomber dans le même piège qu’auparavant. Même si on m’en donne à nouveau l’occasion d’y aller, je refuserais. Je préfère finalement rester chez moi, vivre selon les moyens dont je disposerais désormais. Je préfère rester auprès de ma famille que d’aller mourir tragiquement, mon corps livré à la voracité des poissons de l’Océan. Je ne voudrais pas vivre un tel drame. Voilà pourquoi, je ne pense plus y retourner un jour.

Si j’avais un conseil à donner à tous ceux qui tentent encore d’aller clandestinement en Europe, je leur dirais ceci : il n’existe pas de lieu sur terre où il n’y aurait pas de souffrances. Même aux États-unis, je pense qu’il n’y a pas de richesse qui dépasserait la valeur que nos parents ont à nos yeux. S’ils vivent toujours, il vaut mieux rester auprès d’eux. Et celui qui se porte bien, même s’il est pauvre, vaut mieux que celui qui est riche mais malade. J’aimerais bien faire appel à tous ceux qui tentent toujours d’aller en Europe afin qu’ils comprennent les risques qu’ils encourent sur ce chemin périlleux et qu’ils restent chez eux. Ils pourraient être fiers de ce qu’ils sont. Ce n’est donc pas la peine de s’engager dans une aventure si dangereuse sachant qu’on peut ne pas arriver au bout. S’engager souvent avec tous ses biens et rentrer chez soi un jour totalement dépouillé. C’est décourageant, désespérant même. Il vaut donc mieux garder sa fierté en restant chez soi et en consentant à vivre selon les moyens dont on dispose que de vouloir améliorer les conditions de sa vie en tentant d’aller où on risque finalement de tout perdre y compris sa dignité d’être humain en raison des humiliations qu’on nous fait subir.

Pour moi, cette aventure m’a fait tout perdre : j’ai vendu les deux vélos dont je disposais, mes chèvres, mes poules et même ma parcelle de terre acquise pour construire une maison. J’ai fait tout cela pour pouvoir payer les frais de mon voyage en Europe. Aujourd’hui, revenu chez moi sans fortune, avec mes mains vides, je n’ai plus que mes yeux pour pleurer. Car je n’ai plus de parcelle de terrain constructible, ni de moyen de locomotion. Cette situation, mon état présent, est la conséquence de ma malheureuse aventure, de mes illusions perdues. »